On ne compte plus le nombre de nominations, parachutages ou autres pantouflages réservés à un petit nombre de privilégiés. Cet usage, très français, n’évolue pas. Très protégés, ces us et coutumes continuent à tenir le haut du pavé. Cela fait parfois la « Une » de journaux et d’hebdomadaires.
Ces opérations sont assimilables à l’échelle du pays à de véritables OPA sur des postes à hautes responsabilités. Les « élus » se retrouvent aussi bien dans le gouvernement, dans le secteur public que dans le secteur privé.
Une pratique d’OPA très organisées qui ne date pas d’hier
Ce pouvoir réservé a toujours fait l’objet de nombreuses analyses et critiques. Depuis plus de 20 ans de nombreux ouvrages ont dénoncé avec vigueur, arguments et preuves à l’appui, la main mise de mafias, de cartels, de clans, voire de sectes, sur la machine du pouvoir économique, politique et financier. Il est intéressant de faire un retour en arrière sur ces analyses pour s’apercevoir que rien n’a changé. On peut même considérer que le phénomène s’est accentué.
Avec rigueur et détermination, Michel Bauer et Bénédicte Bertin-Mourot ont mené une enquête décrivant l’escalade vers le pouvoir des 200 plus grands patrons français. Leur livre, les 200 ou comment devient-on un grand patron ?, montre la force des circuits classiques qui privilégient presqu’exclusivement l’atout « Capital », l’atout « Etat », flanqué de l’atout « Politique ». Les auteurs démontrent, chiffres en mains, que la faiblesse industrielle française provient de son incapacité à recruter et à former des grands patrons compétents et surtout expérimentés ! Parue en 1987, cette analyse est édifiante…
Victime de la lutte des clans, en France, l’atout « Carrière » qui puise ses « élus » au mérite, au sein même de l’entreprise, demeure le point faible de notre système de valeurs et de promotion. Le pantouflage permet d’aller goûter aux « charmes » du privé, sur simple détachement de son corps d’origine, tout en préservant les avantages du statut et la sécurité de l’emploi. Cet artifice est parvenu, chaque année, à faire de nos grandes entreprises privées le plus important refuge de hauts fonctionnaires de l’Etat au bénéfice personnel et exclusif de dizaines de privilégiés !
Il n’est pas difficile de comprendre qu’une telle pratique limite sévèrement tout parcours interne vers le sommet des responsabilités dans l’entreprise. Les « montagnards » synonymes d’atout « Carrière » à l’américaine sont rares. Les quelques-uns qui finissent par parvenir au sommet sont presqu’aussitôt soupçonnés d’intelligence avec un atout « masqué ».
La conquête du pouvoir pour le pouvoir
Alexandre Wickham et Sophie Coignard, dans leur livre, Nomenklatura à la française, ont décrit dès 1986, ces milieux qui n’ont de cesse et d’ambition que la conquête du pouvoir pour le pouvoir, souvent sans autre forme d’objectif. Cette addiction est particulièrement puissante. Elle n’a cessé de s’accroître de nos jours, malgré les engagements de nos politiques, eux-mêmes concernés par ce problème. La puissance de cette « nomenklatura » s’est forgée une sorte de légitimité dans ses origines avec la bénédiction complice d’un Etat aux ordres. Les bases d’un système entremêlé et complexe sont solides. Elles trouvent leurs fondements depuis des siècles, dans notre culture, notre histoire, notre système éducatif et son mode de sélection.
Comme cela est rappelé, en 1989 dans mon livre, le Réveil de l’Intelligence, les promus, c’est-à-dire « l’élite de l’élite de l’élite », choisis suivant les critères imposés, sont des soumis qui obéissent aux exigences du milieu qui fixe la loi et ses commandements. Ces règles de survie et les « codes » correspondants, indispensables à respecter dans la longue marche de la conquête du pouvoir, peuvent varier d’un clan à un autre. Gare aux infidèles et aux hors la loi ! Discrètes, voire secrètes, ces communautés soignent leur image de marque, préférant souvent la confiscation occulte d’un pouvoir réel en retrait, à l’illusion d’un pouvoir visible plus éclatant. L’ensemble de ces communautés, issues souvent de mêmes promotions, représente la majeure partie du pouvoir institutionnel. Au gré de l’évolution des situations, elles dispensent, au cours du temps, en dehors de toute autorité, les bons et les mauvais points, distribuent les postes, les promotions et les récompenses, stratégiques ou non, dans le public comme dans le privé. Ces clans se combattent en interne. C’est une sorte de « Colonial conquest ». Chacun utilise toutes les ficelles et opportunités du moment. La conquête comme la conservation du pouvoir n’a pas de prix.
Pouvoirs parallèles, vrais pouvoirs, contre-pouvoirs peu importe les qualificatifs, telles sont les motivations premières de ces ensembles et sous-ensembles qui agissent sous la houlette et la protection de leurs « parrains » respectifs, omniprésents et omnipotents. Ces luttes n’ont pour effet que d’affaiblir nos grandes entreprises et nos institutions. L’entreprise, celle qui travaille, qui fait vivre la société est tenue à l’écart de cette triste farce. Vivant dans l’ignorance des grands débats et des querelles intestines, cette Entreprise (Etat y compris) continue sa route sans s’apercevoir qu’elle n’a peut-être plus personne à sa tête.
Lorsque le « filleul » est de qualité et motivé, concerné par l’entreprise, il participe à son développement et son épanouissement. Cela arrive fort heureusement. Il vient d’acquérir un nouvel atout : l’atout « Carrière ». Mais il n’est pas à l’abri d’un départ précipité, inexplicable en termes de bilan économique et social avec les éléments connus. Il peut être rappelé, démis de ses fonctions et se retrouver ailleurs promu ou mis à l’abri pour d’autres missions. Au diable l’entreprise ! La loi du copinage fournira un substitut de la même ou d’une autre couleur. Qu’importe. C’est le principe des « chaises musicales ».
Comment parvenir à une autre façon d’entreprendre ?
Heureusement, la France peut être fière d’un certain nombre de ses dirigeants. Hommes de qualité, d’expérience, certes souvent bénéficiaires d’atout « Capital », ils ont construit et bâtit leur entreprise se forgeant ainsi un atout « Carrière » indiscutable. Inversement, certains, grâce à cet atout « Carrière », se sont constitués un atout « Capital », bien mérité en développant leur entreprise.
Dans les entreprises, ceux, qualifiés de « montagnards », qui ont de l’expérience et un vécu professionnel d’exception sont trop peu nombreux à parvenir au « top ». La misogynie est très souvent de mise. Les handicaps s’accumulent. Toutes ces femmes et ces hommes dont nos entreprises ont besoin, sont laissés pour compte, à moins d’attirer l’attention en tentant de se vêtir ou de bénéficier d’un atout supplémentaire occasionnel.
Dans les faits, seront-ils capables un jour, grâce à leur personnalité et à leur savoir-faire d’appréhender cette conquête du pouvoir autrement pour enfin parler d’une autre façon d’entreprendre ? On peut l’espérer mais la route sera longue face à cette confiscation du pouvoir, si répandue…
J.M.