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Emploi : vérités et contrevérités… il y a 20 ans !

A chacun de se faire son opinion…

Il s’agit d’un extrait d’une interview, réalisée en mars 1994. Elle a très exactement 20 ans. Le chômage était déjà au rendez-vous de nos préoccupations. L’évolution des points de vue, comme leurs similitudes et leurs récurrences sont intéressantes à constater.

Un jeune journaliste, travaillant occasionnellement pour un hebdomadaire bien connu avait souhaité interroger Club Espace 21 sur ce thème. A l’époque, le taux de chômage était déjà supérieur à 10% en métropole. C’est Jacques Martineau qui avait participé à cette interview, accompagné de Robert Guillo. Le journaliste que nous appellerons Patrick L. pour la circonstance pose sa première question :

Patrick L. : Pourquoi tant de convictions et de regrets dans vos propos, quand vous vous expliquez sur les raisons profondes de la situation de l’emploi et sur ses conséquences ?

JM : Parce que je reste convaincu que, si le problème de l’emploi dans sa globalité est très difficile à résoudre, il est néanmoins possible de l’appréhender simplement dans l’énoncé de ses raisons et de ses conséquences pour peu que l’on veuille se donner la peine d’en faire une analyse de bon sens sans complaisance. Tous les facteurs économiques aggravants, les intérêts financiers, les enjeux politiques et électoraux, les particularismes sociaux et les exceptions corporatistes, qui sont bien entendu des réalités, compliquent également la lecture de l’énoncé du problème au point d’en faire perdre le fil au lecteur. Ce chaos de surinformations disparates, d’importances relatives inégales, détourne progressivement l’attention de l’essentiel et en pollue les données.

L’adoption de solutions banales, globales et généralisées est insuffisante. Elles sont développées au détriment de séries de mesures locales et temporelles plus spécifiques, certainement mieux adaptées à traiter les différentes facettes du problème de l’emploi sur le fond. Trop souvent, l’effet d’annonce de telle ou telle mesure suffit à convaincre par avance l’opinion publique de son résultat.

Patrick L. : Pourriez-vous être plus précis ?

JM : Prenons l’exemple d’un projet de loi, avant même que celui-ci ne soit présenté au parlement, débattu et voté, on en perçoit ou on en attend déjà les effets ! Les décrets d’application ne sont pas encore publiés au journal officiel que les critiques ou les louanges vont bon train, jugeant par anticipation des résultats que personne d’ailleurs ne sera jamais en mesure d’apprécier plus tard. L’ironie est à son comble quand on sait que, dans le même temps, le citoyen moyen, non directement concerné par l’objet du projet de loi, sera le premier à défendre ou à critiquer l’efficacité d’une mesure non encore appliquée. Même si quelques uns ne sont plus dupes, cet effet d’annonce que les politiques et les dirigeants possèdent bien, dont ils usent souvent et abusent parfois, est redoutable par son impact sur une grande partie de l’opinion.

Source : © Sipa



RG : Nos croyances se forgent ainsi au gré des informations, des déclarations et des slogans relayés, interprétés et distillés par la presse et les médias, souvent sans grande valeur ajoutée. Cette passivité relative qui nous touche tous s’explique en partie par notre capacité sans limite à finir par accepter ou à rejeter avec certitude un certain nombre de vérités ou de contrevérités dès lors qu’elles satisfont nos attentes et nos idées reçues.

Patrick L. : Sur quels fondements, sur quelles preuves, sur quels résultats tangibles s’appuient ces affirmations que vous dites difficiles à vérifier ?

RG : En général la référence à l’auteur des propos, à sa qualité ou à sa position nous suffit. L’esprit critique et d’analyse se perd, cédant la place à l’esprit partisan enclin à trop de dichotomie et trop de manichéisme. Dans les entreprises, cela arrive à tous les niveaux. L’audace et l’imagination font souvent défaut, occultant de fait les idées innovantes quand elles ne sont pas combattues. Nos certitudes cèdent alors la place au doute, jusqu’à l’appropriation de nouvelles croyances téléguidées. C’est ce processus réducteur d’idées et apathique qui m’inquiète et que je regrette le plus.

Patrick L. : Pouvez-vous me citer quelques exemples concrets de contrevérités que vous dénoncez ?

JM : Sans difficulté. Je peux vous citer dans le désordre, quelques affirmations gratuites qui ont eu leur heure de gloire et qu’il est facile de rendre à leurs auteurs, à propos de l’emploi :

  • « La suppression de l’autorisation administrative préalable de licenciement va permettre à terme de créer des emplois ! »

Arguments à l’appui, le CNPF et son président Yvon Gattaz en avaient fait leur cheval de bataille dans le milieu des années 80. Jamais personne n’a été et ne sera en mesure de fournir les moindres données chiffrées sur l’efficacité et le coût pour la société de cette drôle de médecine pour l’emploi ! Quand on voit l’évolution de l’aggravation du chômage et l’état actuel des prévisions, cela se passe de commentaires...

  • « Le licenciement préventif est le seul moyen, en période de crise, de sauvegarder des emplois ! »

Le développement exclusif d’une politique de productivité et de rentabilité à n’importe quel prix a conduit trop de chefs d’entreprise à un réflexe d’anticipation en matière de suppression d’emplois. Cette déresponsabilisation devient totale quand on sait qu’à force d’anticiper, cela devient une habitude renouvelée chaque année...

  • « Les chefs d’entreprise ne licencient qu’en dernier recours ! »

Mon premier commentaire serait de dire heureusement. Mais cette affirmation reste à vérifier. Rien ne permet de le faire. C’est un problème de confiance partagée entre le chef d’entreprise et ses salariés. C’est là que le bât blesse quand le dialogue n’existe pas. Maintenant si le dernier recours se confond avec l’anticipation préventive, on est ramené au cas précédent.

  • « Les contraintes légales accompagnant les plans sociaux sont une atteinte à la liberté d’entre- prendre ! »

Fin 92, le gouvernement avait pris des mesures pour s’assurer à la fois de la pertinence du contenu des plans sociaux, de la qualité des dispositions sociales et aussi des mesures économiques de redressement qui étaient envisagées. Objectif affiché : éviter les abus. Les réactions d’hostilité de la CGPE ne se sont pas faites attendre. Dans une même entreprise, un nouveau plan social succède toujours au précédent chaque fois annoncé comme le dernier avant la reprise en vue pour l’année suivante.

Patrick L : Oui, mais cela est aussi dû à un coût du travail trop élevé et un manque de compétitivité ?

RG : Autres exemples d’affirmations auxquelles vous faites allusion : « la diminution du coût des charges sociales des entreprises est ou sera directement affectée à la création d’emplois. » Quels engagements contractuels existent ? A quelles échéances ? Dans la situation actuelle de certaines PME et PMI, il est clair que cela ne peut pas être la première priorité. Personne ne peut s’avancer à prouver le contraire. Même problématique quand on entend dire que « le transfert à l’État (c’est-à-dire au contribuable) de la charge des allocations familiales se traduira automatiquement par une augmentation des salaires les moins élevés. » Que l’on traite le problème du coût du travail et des charges afférentes, en utilisant une autre clé de répartition et en ne taxant plus exclusivement la main d’œuvre, est une chose, qu’on laisse croire que cela puisse être une forme de relance de l’emploi, des salaires et de la consommation en est une autre…

Source : Hervé Pinel pour myeurope



JM : Je voudrais aussi vous citer sans les développer d’autres croyances, toutes aussi contradictoires et perverses les unes que les autres, qui ont fini par s’ancrer dans nos esprits et influer sur nos comportements et nos réactions face à la crise :

« Le chômage, régulateur du marché, est une fatalité ; le chômage ne touche que les entreprises privées ; la compétence et l’efficacité sont l’apanage du privé ; le secteur public est avant tout générateur de coûts ; les syndicats sont le principal frein à l’adaptation et à l’anticipation face à la conjoncture ; seuls les chefs d’entreprise sont susceptibles d’apporter des solutions à la crise ; seules les entreprises créent des emplois ; le secteur industriel ne créera plus d’emploi ; l’aide aux entreprises est insuffisante ; les charges sont insupportables ; il faut taxer davantage les profits ; il faut réduire les coûts sociaux ; trop de français sont exonérés d’impôts ; l’impôt sur le revenu doit disparaître ; le tout libéral économique est la solution à la crise ; la sortie de la crise ne viendra que de la reprise de nos partenaires ; la reprise de la croissance sera la seule vraie réponse au problème de l’emploi ; l’Europe c’est l’avenir, la fermeture des frontières de l’hexagone et le repli sur soi sont des réponses efficaces à la crise ; etc... »

Nécessaires au débat, souvent contradictoires, parfois complémentaires, ces affirmations sont prises à la lettre et généralisées. Elles ne sont pas sans effet sur l’opinion et sans conséquence sur le jugement et sur les choix de nos décideurs pour peu qu’elles aient reçues un aval médiatique par sondages interposés. L’effet d’annonce prévaut.

Je m’arrêterai là dans ma démonstration. Les exemples ne manquent pas et il vous sera facile de compléter cette déjà trop longue énumération de vérités pour les uns, de contrevérités pour les autres qui font mal à l’emploi et mal à la France.

Patrick L. : Quels sont le rôle et la responsabilité de l’Etat face à ce que vous n’osez pas encore qualifier de désinformation ?

JM : Le terme de désinformation n’est pas adapté. Je préfère qualifier ces propos et ces informations de croyances, de certitudes, d’erreurs d’interprétation ou de vérités orientées et opportunistes. Pour essayer de comprendre où devrait se situer le rôle et les responsabilités de l’Etat en la matière, je me propose de vous interpeller par une série de clichés et de questions, montrant l’ambiguïté et l’étroitesse de la marge de manoeuvre dans laquelle nos hommes politiques toutes tendances confondues se sont enfermés et continueront à s’enfermer, électoralisme et intérêts particuliers les y contraignant.

Etat pompier-Etat pyromane, où est l’Etat médiateur ? Economie libérale-Economie mixte, où se limite le rôle de l’Etat responsable ? Etat gestionnaire-Etat contrôleur, qu’en est-il de l’Etat décideur ? Etat banquier-Etat emprunteur, quels projets pour l’Etat promoteur ? Etat garant de l’éducation, que propose l’Etat formateur ? Etat solidaire-Etat juste, comment éviter de pérenniser une France à plusieurs vitesses face à la crise de l’emploi ? Pour conclure, je pense que si l’Etat ne doit jouer que son rôle et rien que son rôle, encore faut-il qu’il soit clair et qu’il l’assume pleinement. Face au poujadisme des uns et des autres, la situation de l’emploi s’accommodera de moins en moins de demi-mesures.

Patrick L. : Pourriez-vous me faire part sous forme de messages simples de quelques unes de vos convictions ?

RG : Par définition, l’entreprise ne crée d’emplois qu’en fonction de son besoin. Ce besoin est lié avant tout à son activité et par-là même à la demande qui vient principalement du client et de ses commandes. L’activité commandée ou non crée à terme le besoin et régénère la demande. C’est pour cela qu’il faut préserver toute forme d’activité et la favoriser en encourageant l’innovation et l’anticipation des besoins. Réduire le sous-emploi c’est avant tout préserver les emplois qui existent. Le fait d’adapter, de former, de reconvertir est une forme de création d’emplois. Mobiliser et dynamiser sont deux absolues nécessités pour restaurer la confiance. Il est urgent de retourner aux valeurs de base et aux fondamentaux de la relation de travail. Il importe de parler en termes de buts par rapport aux tâches, de rôles par rapport aux postes, enfin de compétences par rapport aux actions. Il faut restaurer le dialogue social et mieux associer le personnel aux décisions. Valoriser les rôles de chacun, décentraliser les décisions, déléguer autant que possible, responsabiliser les plus aptes comme partager le pouvoir d’agir sont autant d’actions indispensables qui contribuent activement à sauver l’emploi. L’entreprise se doit sans cesse de chercher à optimiser les compétences par rapport aux évolutions de ses activités et de ses métiers. Elle se doit de libérer l’imagination, d’encourager les initiatives, de faire preuve d’une certaine audace et de savoir prendre des risques mesurés. A terme, cet investissement, lourd dans sa mise en place, sera payant et générateur lui-même de nouvelles activités lucratives pour tous.

JM : Les principales difficultés des entreprises sont presque toujours à la fois conjoncturelles, structurelles et culturelles, dues en grande partie au management défaillant des hommes à tous les niveaux. Cette multiplicité des causes est une chance pour l’entreprise et ses salariés. Le champ d’action est vaste et la marge de progrès importante. Il faut savoir saisir ces opportunités. La crise (élément conjoncturel) n’est plus le meilleur (ou le seul) alibi à évoquer pour masquer les erreurs ou les manques. La suppression d’emploi de son côté ne peut plus être présentée comme la seule réponse à la crise. Il est urgent de redonner un sens à l’entreprise et de ne pas limiter son objet au service du seul profit financier. La rentabilité à tout prix a montré ses limites. L’infaillible décideur, le gestionnaire averti, comme le technocrate servile, ont vécu. Ils ne sont plus crédibles dans les faits. Redonner un sens à l’entreprise c’est aussi revaloriser et développer sa dimension sociale. Les suppressions d’emplois et les licenciements sans autre scrupule, quelles que puissent être les mesures d’accompagnement, ne sont pas des méthodes acceptables. L’inadaptation, voire l’inefficacité, des mesures et des décisions copiées est souvent liée aux multiples déphasages, culturels, sociaux, sectoriels et temporels qui se font jour dans leur application locale sur le terrain. Et puis il n’est pas inutile de faire, de temps en temps, le ménage dans l’entreprise. Mais comme dans un escalier, il est peut-être préférable pour être sûr du résultat de commencer par le haut...

Le profit viendra de la performance globale, du climat social et du mieux-être, il prendra enfin tout son sens. Il pourra alors s’apprécier comme un résultat et non plus comme un préalable.

Club Espace 21
Interview réalisée en mars 1994
(Extraits publiés dans le Réveil n’a pas sonné)


Il est triste de constater que 20 ans plus tard, le problème n’a pas évolué… !

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